dimanche 13 novembre 2011

Splendeur et misère


(Je reprends en guise de titre l'expression de Balzac, qui à mon avis est représentative à bien des égards du livre de ma mère d'Albert Cohen)


Je dis souvent que je lis ce livre quand je suis triste, parce qu’il rend la tristesse belle.
Je me sens proche d’Henriot qui écrit à son propos «ce livre déchirant colle à vous. Il m’a fallu lui revenir et le reprendre».
Plus que le livre d’un fils pour sa mère morte, c’est donc un livre, par sa profondeur métaphysique, de tous les instants où on est tristes et seuls, de tous les amours et de toutes les détresses.

Cohen commence ainsi :
«Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n’est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, ne pas se consoler, ce soir, avec des mots. Oh, le pauvre perdu qui, devant sa table, se console avec des mots, devant sa table et le téléphone décroché, car il a peur du dehors, et le soir, si le téléphone est décroché, il se sent tout roi et défendu contre les méchants du dehors, méchants trop vite, méchants pour rien.

Quel étrange petit bonheur, triste et boitillant mais doux comme un péché ou une boisson clandestine, quel bonheur tout de même, d’écrire en ce moment, seul dans mon royaume et loin des salauds. Qui sont les salauds ? Ce n’est pas moi qui vous le dirai. Je ne veux pas d’histoire avec les gens du dehors. Je ne veux pas qu’on vienne troubler ma fausse paix et m’empêcher d’écrire quelques pages par dizaines ou centaines selon que ce coeur de moi qui est mon destin décidera. J’ai résolu notamment de dire à tous les peintres qu’ils ont du génie, sans ça ils vous mordent. Et, d’une manière générale, je dis à chacun que chacun est charmant.Telles sont mes moeurs diurnes. Mais dans mes nuits et mes aubes je n’en pense pas moins.

Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j’ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve, cheminement gauche mais commandé. Va, je t’aime, ma seule consolation, va sur les pages où tristement je me complais et dont le strabisme morosement me délecte. Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais il ne me rendront pas ma mère.»

Je ne voudrais pas m’arrêter de citer ; c’est beau et il me semble que le style de Cohen parle mieux pour lui-même que n’importe quel article que je pourrais écrire.
Je suis touchée, notamment, au milieu des épanchements lyriques et douloureux, par ces sortes de bouderies enfantines, naïves (je pense aux moments où Cohen parle des «méchants», des «salauds»). Et Cohen a d’ailleurs tout d’un enfant dans ce livre - un peu plus tard il écrit «j’ai pitié de moi, de cette enfantine capacité d’immense joie qui ne présage rien de bon». 
Cohen se dépeint lui-même, parfois cruellement, avec une sorte d’auto-dérision amère.
L’amertume est peut-être le sentiment qui se dégage le plus de ce livre, l’amertume qui vient couper net l’enchaînement des longues phrases lyriques - Cohen a un admirable sens de la chute : le livre est composé de beaucoup de paragraphes assez courts, et tantôt l’envolée est conclue par une superbe image, comme une apogée, tantôt elle est cassé par un constat amer, par une dégringolade dans la triste, absurde, réalité de la vie humaine.

De l’enfant, Cohen n’a pas seulement la joie irrationnelle et le côté boudeur. De l’enfant, Cohen a aussi l’égoïsme sans limite. Dans l’hommage qu’il rend à sa mère, elle apparaît comme une femme à ce point servile, à ce point soumise aux deux hommes qu’elle aime (son mari et son fils) que le lecteur est forcément mal à l’aise. L’amour maternel est déployé dans tous ses clichés d’abnégation absolue, d’humble soumission. C’est un hommage souvent irrespectueux : la mère est «nigaude», une «pauvre enthousiaste», maladroite, sans ambition, satisfaite de peu. «Elle acceptait, bon chien fidèle, son petit sort d’attendre».
Cohen peint davantage l’amour d’une mère pour son fils que l’amour d’un fils pour sa mère, et le fils semble aimer en sa mère avant tout cette dévotion qu’elle a pour lui. Et si la mère, certes, a de la grandeur, c’est précisément par sa dévotion. C’est une «sainte» - le thème religieux est important, pourtant Cohen est un athée. Il ne croit ni en Dieu ni en ce monde (il fait au cours du bouquin quelques descriptions mordantes de la société des hommes). Il croyait en sa mère ; sa mère est morte, il est seul, lui et sa plume avec laquelle il montre magnifiquement toute cette vie dépourvue de sens, avec laquelle il déploie en deux cent pages tragiques, d’une beauté à couper le souffle, son monstre d’amour immense et égoïste.


Mélanie.

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